Daniel Chauvigné raconte sa vie d'enfant à Bangui de 1934 à 1937.
A Bangui, devant la grande factorie de mon père, la place du marché est occupée très tôt le matin par les marchands indigènes accroupis sur leurs talons, leurs produits étalés sur une toile défraîchie par l'éclat du soleil. Une foule grouillante et colorée palabre sans cesse pour faire jouer la concurrence et gagner quelques centimes. Les enfants, nombreux et turbulents, courent en zigzaguant entre les étals, bousculant tout sur leur passage, jusqu'à ce qu'un adulte en arrête un et le menace avec force geste et cris, mais jamais un gosse était frappé. L'odeur acre du manioc, transformé en chikuangue, se mêle au fort relent du poisson déjà couvert de mouches que le vendeur chasse, de temps en temps, d'un revers nonchalant de la main. Les mangues, ananas, goyaves et papayes apportent leur couleur chatoyante et leur parfum sucré tandis que les épices et les viandes de zébus et cabris mêlent leurs fumets parfois nauséabonds.
Un "tourougou" (gendarme indigène) en costume militaire kaki, coiffé d'une chéchia rouge, les mollets enrubannés d'une bande molletière et les pieds nus, porte en bandoulière un immense fusil Lebel et son ceinturon de cuir est garni de cartouchières en toile épaisse. Il est chargé de surveiller le marché, d'arrêter les voleurs et de régler les palabres des marchands. Outre son accoutrement, sa haute taille et sa carrure imposent, la crainte et le respect. Quatre larges cicatrices boursouflées, balafrent ses joues sur toute leur longueur et indiquent qu'il était de la race Sara, peuplade du sud du Tchad où les hommes sont très grands et forts. Cette particularité associée à la différence d'ethnie rend très efficace le rôle de gardien de la loi, ainsi, les tourougous sont les auxiliaires précieux des deux gendarmes français qui occupent le poste de Bangui.
Mes parents aiment beaucoup les animaux et, dans le grand appartement situé à l'étage, se côtoient, en parfaite harmonie, Jacquot le perroquet gris, dont les cris rauques et les plumes ébouriffées font fuir le chat persan. Poubsik, le chien bassendji croisé de berger allemand, est le fidèle compagnon d'Oscar le chimpanzé. Ils ont grandi ensemble et se séparent rarement. Comme de nombreux enfants vis à vis des animaux, j'énervais souvent ces deux compères, qui, lorsqu'ils jugeaient que mes agaceries avaient assez duré, dévalaient les escaliers pour se réfugier dans la cour intérieure, l'un dans un buisson, l'autre dans le grand manguier aux fruits ayant l'odeur d'essence de térébenthine.
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