Quand on vient de Quiberon et qu'on traverse le coureau sans cesse agité par la houle, Belle-Île, estompée par la brume, isolée au milieu de la mer, barre l'horizon vers le Sud de son profil rectiligne et nu presque tabulaire. Mais, dès qu'on entre dans le port du Palais, on est surpris par impression de charme qui se dégage du paysage. De vieilles maisons, aux étages en surplomb, sont pittoresquement rangées le long du quai, et le fond du bassin, où vient mourir un vallon, est caché par les arbres qui se reflètent dans l'eau. Il semble qu'en quittant la terre de Quiberon, aux lignes monotones et dénudées, dont les maisons, les murs et les roches, d'une même tonalité, constituent un ensemble d'une uniformité grise, on ait laissé derrière soi une île pour retrouver le continent. Cette impression, qui s'efface quand on parcourt le plateau nu balayé par les vents, et la lande rase aux teintes éclatantes, renaît chaque fois que l'on pénètre dans un des vallons aux reliefs heurtés, où la grandeur des lignes saisit certes, au premier abord, mais où la douceur des teintes et le calme de l'atmosphère donnent impression de la nature la plus paisible.
Belle-Ile, située à 14 km. au large de Quiberon, mesure environ 20 km dans sa plus grande longueur de la Pointe des Poulains à la Pointe d'Arzic, et 9 km dans sa plus grande largeur. Formée de roches paléozoïques en couches verticales, elle fait partie du massif de roches anciennes dont l'ensemble constitue le Massif armoricain, et représente un type de pénéplaine à peu près parfaite, avec faible rajeunissement du relief. L'orientation des anciens plissements est sensiblement NW-SE comme dans la partie Sud de la péninsule armoricaine. Le socle primaire été arasé suivant une surface subhorizontale et quand, par un temps clair, on traverse la grande lande de Bangor, on est frappé par l'absence peu près totale d'accidents de terrain. Il faut arriver au bord un des nombreux vallons qui découpent l'île en tous sens pour se rendre compte de la grande variété d'aspects que peut présenter le paysage.
L'orientation générale de ces vallées remblayées et trop larges, où ne coulent plus de rivières, est conforme à l'orientation générale du réseau hydrographique du continent voisin. Tout le relief de Belle-Île est en creux, comme dans toutes les vieilles terres qui n'ont subi qu'un imparfait rajeunissement. On remarque néanmoins la présence assez nettement déterminée d'un double niveau de 50-60 m. qui occupe à peu près la partie centrale de l'île, et de 30-40 m., plus développé vers le N W, dans la région de la Pointe des Poulains. Des plages soulevées ont été signalées à ces niveaux ; mais à l'examen, au moins pour ce qui concerne les dépôts de 50-60 m., il semble qu'on se trouve plutôt en présence de dépôts de plaine littorale. On a également mentionné, vers le N W de l'île, des tourbières et des forêts sous-marines vraisemblablement antérieures au dernier mouvement positif, relativement récent, qui a séparé l'île du continent, et dont rendent compte le remblayage très accusé des fonds de vallées et les rias.
L'homogénéité du relief peut être attribuée à l'homogénéité de la structure même de l'île. Les roches constitutives qui se rattachent au type des phyllades de Saint-Lô sont sillonnées par un réseau quartzeux en relation avec les déformations mécaniques des couches, et déterminé par la tectonique. Sur la Côte Sauvage, dans les rochers de l'Apothicairerie, là où la falaise est attaquée par les embruns, le quartz forme parfois un véritable réseau en relief, encadrant les schistes qui se présentent en creux.
A Belle-Île, l'érosion littorale est très active, car l'île n'est abritée vers l'0uest par aucune terre. Peu de spectacles, en effet, sont aussi saisissants que celui de la Côte Sauvage par un jour de tempête. De l'intérieur, à plus de 3 km. de l'Océan, on aperçoit les gerbes blanches des lames dont les crêtes viennent se briser en jaillissant à 15 m. au-dessus de la falaise; l'écume, emportée par le vent, court en gros flocons sur la lande et ravage parfois les moissons à plus de un km. de la côte. La mer brise avec tant de violence sur les écueils et sur les caps qu'en certains points, plus abrités par les rochers, cette écume s'accumule en masse suffisamment épaisse pour apaiser complètement la houle. Les marées ne rencontrent que peu d'obstacles, car le relèvement des fonds est relativement rapide. Les courants de marée ont, en général, une vitesse modérée. Dans le "coureau" qui sépare Belle-Île de Quiberon, le flot entre en même temps au Nord et au Sud et porte dans la baie de Quiberon par les coupures de la Grande-Chaussée. L'interférence qui se produit entre ces deux ondes entraine un minimum de mouvement qui favorise la précipitation des sables et des vases et est à l'origine de flèches littorales comme celle qui relie Quiberon à la terre ferme.
Les côtes de Belle-Île appartiennent, suivant leur exposition, à des types divers que l'observateur le plus indifférent ne peut s'empècher de remarquer. Entre la côte d'en dehors, exposée directement à l'action du large, et la côte d'en dedans, aux lignes plus adoucies et où la végétation, mème sur la falaise, s'avance presque jusqu'a la mer, le contraste est frappant mais il n'est pas unique.
La partie de la côte connue plus spécialement sous le nom de Côte Sauvage, est la côte Ouest qui s'étend de la Pointe des Poulains à la Pointe du Talud. C'est une côte à rias, extrêmement découpée, vrai type de côte de submersion au premier stade de son évolution. L'attaque des vagues se fait suivant les fentes et les cassures et sculpte la falaise de façon très diverse, d'après l'inclinaison des couches. La schistosité, sur cette côte, donne deux types de délitement. Dans certaines régions, les feuillets de schistes, sensiblement horizontaux, sont sillonnés de cassures à peu près parallèles à la côte. La mer s'introduit dans les fentes qu'elle élargit progressivement, tant par son action dynamique que par l'action dissolvante de ses eaux. C'est l'origine des touls, sortes de ponts naturels en forme d'arche, dont le tablier ne tarde pas à s'écrouler, ne laissant plus, comme témoins de l'ancienne ligne de côte, que des pilers massifs et des flots dont le niveau prolonge exactement celui de la pénéplaine. Les grottes de Belle-Île n'ont pas d'autre origine. Les fentes normales à la côte donnent lieu à la formation de petites criques très étroites, à parois verticales, qui s'ouvrent brusquement aux pieds du promeneur, et dont la partie supérieure est souvent en surplomb. Ces criques sont fréquentes dans les micaschistes. Elles semblent avoir une origine commune avec celle des gouffres, ouvertures circulaires dues à l'action combinée des vagues et des agents atmosphériques. Les lames pénètrent dans une cassure perpendiculaire à la côte, compriment l'air qui s'y trouve et qui tend à s'échapper vers le haut. Pour peu qu'en un point du couloir les eaux d'infiltration aient attaqué la voûte et élargi les fissures, les vagues et l'air emprisonné provoquent une explosion et se ménagent ainsi une ouverture, à plus de 30 m. de la falaise. En plusieurs points qui correspondentà l'extrémité de couloirs aveugles, le sol s'infléchit légèrement, et toujours en forme de cercle, préparant, dans un temps plus ou moins lointain l'apparition de nouveaux gouffres.
Le second type de délitement est donné par les roches à schistosité à peu près verticale, légèrement plongeante vers l'intérieur des terres. Les découpures de la côte sont peut-être encore plus variées, plus ser- rées, les criques se multiplient et se compliquent, les rochers, témoins de l'ancien rivage, prennent la forme d'aiguilles déchiquetées, les îlots plus importants prennent l'aspect de monstres au dos arrondi et aux formes étranges, avec la pente la moins raide tournée vers la terre, et l'abrupt avec surplomb exposé à l'assaut des vagues. La présence des schistes gneissiques donne lieu à la topographie la plus chaotique, avec les anses les plus découpées et les plus étroites, les filons de quartz et les quarlzites représentant toujours l'élément de résistance.
Les petits ports, ouverts à la houle du large, ne sont abordables que par le beau temps ou par les vents de terre ; seules, les barques de pêche peuvent trouver un abri à l'endroit où la marée vient mourir au fond d'un vallon. La Côte Sauvage est, en somme, une côte en pleine jeunesse, sans cesse battue par les vents d'Ouest, et en phase active de recul.
La côte Sud, qui s'étend de la Pointe du Talud au Beg er Squeul, présente un type plus évolué. Les écueils sont, en effet, beaucoup moins nombreux, et leur disparition témoigne d'un stade plus avancé dans le travail de la mer; elle témoigne aussi d'une moins grande activité érosive à l'époque actuelle, car la côte Sud n'est pas soumise à l'action directe des vents d'Ouest. En partant de la Pointe du Talud, on rencontre encore néanmoins des anses profondes, des îlots rocheux et des pointes très découpées. C'est une zone de transition. Mais bientôt, la falaise devient plus rectiligne et les rias font place à des vallées suspendues. La pointe de Kerdonis, à l'extrémité Est de l'île, a un caractère très particulier, dû à la plongée des couches. La falaise n'a plus, en effet, son caractère abrupt, et les pentes à gazon ras descendent presque jusqu'à la mer. Les feuillets de schistes plongent de l'intérieur de l'île vers la mer, et offrent ainsi le minimum de prise à la vague. Celle-ci remonte la pente des couches, et sa force est usée par le frottement ; aussi rencontre-t-on des rochers jusqu'à 500 m. au Nord de Kerdonis et les écueils découvrent-ils jusqu'à 300 m. de la côte.
La côte "d'en dedans", qui regarde le continent, se rattache au type des côtes à anse en voie de maturité. L'alluvionnement, dans la rade du Palais, au Sud de la pointe de Taillefer, est facilité par les apports des courants de marée et par leur interférence qui amène des précipitations de sable et de vase, et le colmatage progressif de la baie et des rias. Cette côte, peu accore, a des cordons littoraux caractéristiques, et malgré la sécurité de l'abri qu'elle offre aux marins contre les tempêtes de l'Ouest, les épaves de navires, échoués sur les bancs de sable, témoignent du danger que présentent les hauts-fonds de ses baies. En même temps qu'en se rapproche de la Pointe des Poulains, la côte reprend un aspect plus découpé, les rias conservent toute la jeunesse et la fraîcheur de leurs formes. Rien n'est plus curieux que de voir, à mer basse, la large vallée de Sauzon remplie de vase, où sont échouées quelques barques. A l'heure du changement de marée, l'eau s'infiltre sans bruit dans les rigoles et les sillons, et, peu à peu, sans que la houle du large ride sa surface, elle envahit le thalweg dans toute sa largeur, et vient baigner le pied des ormes et des ajoncs. Il est peu d'exemples aussi instructifs que ceux offerts par Belle-Île de l'œuvre destructrice et créatrice de l'Océan ; destructrice sur la Côte Sauvage où sans cesse les vagues sapent le pied de la falaise, et, par les ouragans du large y creusent des déchirures assez profondes pour ravager la végétation; créatrice, dans les anses où la mer dépose ses alluvions calcaires et ses goémons, précieux pour l'agriculture.
Si l'on n'est jamais sans voir la mer ou sans entendre sa rumeur au fond d'un vallon, si l'homme subit son attirance, il y a cependant à Belle-Île de vrais terriens attachés à leur sol, au petit lopin de terre qu'ils ont hérité de leurs "anciens" et qu'ils légueront, à leur mort, aux enfants que ne leur aura pas pris l'Océan. Belle-Île a une activité agricole propre, et la terre fournit aux habitants des resssourcss à peu près suffisantes pour qu'ils puissent s'en contenter ; certaines denrées alimentaires sont pourtant importées, mais elles sont consommées principalement dans les ports du Palais et de Sauzon, où il y a surpeuplement pendant la saison de pêche à la sardine, à cause des nombreux bateaux étrangers à l'île qui viennent.y chercher un abri en même temps qu'un débouché pour les produits de leur pêche. D'après les termes de certains actes, dont on retrouve la trace dans le Cartulaire des moines de Quimperlé, d'après les contrats de cession qui firent passer l'île successivement des mains des moines entre celles des Gondi, de Fouquet, puis du roi, on constate que les seigneurs de l'île tiraient un profit plus considérable de l'agriculture que de la pêche ; et la pêche de la sardine n'était tolérée que dans la mesure où elle ne nuisait pas aux travaux des champs. Les Bellilois, à travers l'histoire, ont été contraints à cultiver leur terre; ils n'étaient pas libres de leur personne et, attachés à leur sol par la volonté même de leurs seigneurs, ils ont, comme tous les paysans, fini par aimer cette terre pour lui avoir obligatoirement consacré leur vie. Mais ces cultures n'étaient guère rémunératrices et, en certaines années, la misère était grande. Elles sont aujourd'hui plus variées qu'au XVIII° siècle; mais les progrès accomplis sont lents, et le paysan n'en est pas complètement responsable, car le sol est pauvre et ingrat, la couche de terre arable trop mince, et les tempêtes viennent trop souvent anéantir ou compromettre une année entière de patient labeur.
Un des faits les plus curieux au premier abord, mais les plus généraux aussi en Bretagne, est l'existence, au centre de cette île dont le moindre recoin devrait être cultivé, d'une vaste lande à laquelle les Bellîlois tiennent pour des motifs divers et dont ils ont des raisons sérieuses de ne pas souhaiter la disparition. Ils ont l'habitude de ces terrains incultes enclavés dans des champs cultivés, et la lande entre dans leur conception de l'économie rurale. Elle se présente sous deux aspects différents, sur le plateau et sur les versants exposés au Nord. Sur les coteaux Nord et sur toute la côte "d'en dedans", croît l'Ulex Europaeus ou grande lande, coupée tous les quatre ou cinq ans, alternant avec la Pteris Aquilina et les asphodèles. Là aussi, on recueille l'Erica Cinerea et la digitale pourprée. Cette lande est connue des Bellîlois sous le nom de "goleno". Mais la vraie lande, singulièrement appelée la "lande douce", si touffue que "les lapins eux-mêmes ne peuvent s'y frayer un passage", est celle qui occupe toute la partie centrale de l'île. C'est une association fermée d'Ulex Gallii réduit, d'Erica Cilíaris et d'Erica Vagans qui forment au printemps un tapis d'or et de pourpre. C'est la lande qui parle à l'âme des paysans et pour laquelle semble avoir été créé le proverbe breton : "Laun te zou bet, laun te zou, laun te vou", lande tu fus, lande tu es, lande tu seras... Car le paysan aime sa lande et il la respecte. N'a-t-elle pas été l'horizon de sa ferme depuis sa petite enfance, où il a recueilli les fleurs jaunes des ajoncs pour colorer ses œufs de Pâques ? C'est à elle qu'il emprunte, en toutes saisons, le combustible des feux clairs de l'âtre et la litière de son bétail. La bruyère et la fougère servent, en effet, de litière au bétail, de toit au hangar, d'engrais et, quand le fourrage fait défaut, le paysan est bien heureux de pouvoir recourir à l'ajonc pilé pour nourrir les bêtes. Les arbres sont trop rares pour que la ressource de leur bois soit appréciable, et le temps n'est pas loin où l'on disait :
Quand on a besoin d'un manche de fouet
il faut aller à la foire d'Auray.
La terre de ces landes n'est pas spécialement mauvaise ; aussi a-t-on fait plusieurs tentatives de défrichement dont la plus sérieuse a été exécutée au siècle dernier par J.-L. Trochu. Mais la mise en valeur de ces terres demande plusieurs années et beaucoup de main-d'œuvre. Dans un pays où la main-d'oeuvre fait défaut, cette considération pourrait suffire à elle seule à expliquer la persistance de la lande.
Dans la commune du Palais, il y avait encore, en 1921, 16,82 p. 100 de terres en friche; dans celle de Sauzon, environ 48 p. 100. L'extension des terres cultivées a varié à travers les siècles, car Belle-Île a subi de nombreuses incursions de pirates et a beaucoup souffert des guerres de Louis XIV et Louis XV. Le blé fut de tout temps la céréale la plus répandue dans l'île, et, d'après les statistiques agricoles que nous possédons, sa culture occupe la plus grande superficie. S'il suffit à peu près à la consommation des habitants, il ne peut être qu'en partie transformé sur place en farine. Il n'y a pas en effet de minoterie dans l'île, mais une douzaine de moulins à vent, derniers représentants des anciens moulins banaux auxquels les colons étaient tenus d'apporter le produit de leurs récoltes quitte à être volés par les boulangers qui se servaient de mesures plus grandes que celles des paysans.
Après celle du blé, la culture la plus importante est celle de la pomme de terre, introduite par les Anglais qui occupèrent l'île de 1761 à 1763, et propagée ensuite par les Acadiens qui s'établirent à Belle-Île en 1765. L'avoine et l'orge occupent une superficie très restreinte ; le seigle fait complètement défaut et le sarrasin ne réussit pas à cause des vents qui flétrissent et brûlent les fleurs. Aussi ignore-t-on à Belle-Île l'usage des galettes de blé noir qui tiennent une si grande place dans l'alimentation des Bretons de la Grande Terre. La culture qu'en remarque le plus quand on parcourt l'intérieur de l'île, est celle du maïs, introduite seulement vers 1830. A l'automne, on est surpris de voir la façade de nombreuses maisons décorée de lourdes grappes de beau maïs blond qui sèchent au soleil. Il y a quelques vignobles et de rares pommiers à cidre qui ne croissent guère que dans le vallon de Chubiguer à l'abri des vents d'Ouest. Les Bellîlois ne sont d'ailleurs pas buveurs de cidre : "Pour la boisson, disent-ils, nous ne sommes plus en Bretagne!" Les prairies occupent une faible superficie, et sont toutes localisées dans les vallons. Avec leurs haies de tamarix, de fusains et d'ormeaux, avec leurs bouquets d'arbres qui se détachent en tons plus clairs sur le fond sombre de la lande des coteaux, et qui baignent presque dans la mer, elles offrent un spectacle riant qui contraste avec l'aspect souvent aride et nu du plateau et avec les chaos rocheux de la falaise.
Un grand obstacle au développement de l'agriculture est l'inextricable enchevêtrement des lots de terrain, répartis entre les villages et les individus, et dont quelques-uns demeurent indivis pendant des générations. Le morcellement, profondément enraciné dans les habitudes, s'oppose aux clôtures ; c'est pourquoi, à Belle-Île, on ne voit ni haies. ni fossés d'ajoncs, ni murs de pierres sèches, sauf à l'extrémité Sud-Est dans les vallons de Locmaria. Chaque co-partageant prend une part égale de chaque type de terrain, et tous demeurent ainsi dans la dépendance les uns des autres. Ils ne peuvent même pas changer l'assolement, puisque toutes les terres contiguës sont emblavées ensemble. Le morcellement est donc encore plus réel qu'apparent et les parcelles de 6 ares, 7 ares, 2 ares 90 même, sont fréquentes. Les prés dont chacun veut avoir un morceau sont plus divisés encore que les autres terres. Les parcelles sont souvent, par suite d'héritages ou de mariages entre paysans de deux communes différentes séparées les unes des autres par des distances qui atteignent parfois plusieurs kilomètres, ce qui occasionne pour le cultivateur une grosse perte de temps, d'autant plus sensible que la main-d'oeuvre fait défaut.
Un plan de l'afféagement de 1766
Il y a peu de laboureurs qui ne sachent maçonner, et les entrepreneurs du Palais sont rarement consultés pour la construction des habitations. Ces habitations, groupées par petits hameaux de trois à cinq feux en moyenne, vingt feux au maximum, appartiennent presque toutes au type élémentaire plus ou moins évolué. La maison, dont le propriétaire est souvent un pêcheur-agriculteur, est d'extérieur clair, propret,soigné comme un navire. Blanches ou roses, avec des volets verts, groupées à la tête des vallons, elles mettent une note gaie dans le paysage. Le bas de la maison est passé au coaltar et les murs sont encadrés, ainsi que les fenêtres et la porte, d'une bande de couleur vive. La façade est toujours exposée au midi, avec pignons aveugles à l'Ouest et à l'Est. Il n' y a pas d'ouverture au Nord, tandis que la façade est souvent ornée d'une treille qui donne à l'habitation un cachet presque méridional. En été, des pots de géranium et des bouquets de fleurs sont coquettement disposés sur le bord des fenêtres. Les lichens et les mousses qui croissent sur le toit d'ardoise lui donnent des teintes de rouille. L'étable, tantôt accolée à la maison, tantôt séparée d'elle par le "courtil" de un à trois ares, est le plus souvent en pierres sèches dont la couleur grise contraste avec la blancheur de l'habitation. Le hangar aux charrettes et l'appentis où l'on range la litière et la lande destinée au chauffage, ont presque toujours un toit d'ajoncs. Les granges sont toutes ouvertes au pignon et souvent dépourvues de porte. Les matériaux employés sont les schistes de l'île ; les cloisons intérieures sont en bois importé du continent. L'intérieur de la maison se compose généralement de deux pièces. On entre de plain-pied dans la cuisine au sol de terre battue, éclairée par la porte ou par une fenétre. Peu de meubles, une table de bois blanc, quelques chaises, une armoire, et, dans un coin, très souvent, un lit sans ornementation encastré dans une alcôve. L'âtre où est suspendue la marmite de la "cotriade" éclaire la salle des lueurs claires et dansantes de son feu d'ajoncs. La chambre à coucher familiale communique directement avec la cuisine, mais elle est pourvue d'un plancher. Le plafond, dont les poutres sont apparentes, est bas, car on ne peut exhausser les maisons à cause des tempêtes. Ici non plus, pas de meubles inutiles : quatre lits ordinaires ou en alcôve placés dans les quatre angles de la pièce, une armoire, une pendule et souvent une grande table ronde. Mais, dans cette pièce mieux entretenue dont la fenêtre est ornée de rideaux blancs, sont réunis les souvenirs les plus précieux une couronne de mariée sous une cloche de verre et un ou deux portraits des anciens, quelque coquille énorme rapportée des mers de Chine ou le brick en miniature introduit dans une bouteille vous rappellent le voisinage de l'Océan dont on perçoit le grondement incessant par les veillées d'hiver.
L'habitation rurale, si l'on se rapporte à des textes anciens, doit avoir fait, à Belle-Île, des progrès considérables depuis le XVII° siècle. Vauban écrit, en effet, dans un mémoire, que les maisons ont plutôt "figure d'étables à cochons que de demeures de chrétiens", et, par un rapport de 1705, on apprend que le bourg de Sauzon n'est composé que de "très pauvres et chétives maisonnettes, beaucoup desquelles ne sont couvertes que de paille". Autrefois, il n'y avait souvent qu'une seule chambre habitée par deux familles qui faisaient la cuisine au même foyer. Avant l'afféagement de l'île, en 1766, plusieurs familles travaillaient et vivaient associées ; les meubles, les ustensiles, les grains et les bestiaux étaient le bien de la communauté. La réunion de deux habitations sous un même toit, qui constitue un type très répandu à Belle-Île, peut être une survivance de ces anciens groupements. Quand les familles sont trop nombreuses pour vivre dans une ou deux pièces, elles se séparent, et, pour économiser la main-d'œuvre et des matériaux rares, on construit deux maisons accolées l'une à l'autre, avec un seul toit. Depuis quelques années, les constructions sont plus souvent indépendantes, et les maisons sont séparées par un sentier ou par le courtil. Mais les minutes des tableaux de dénombrement confirment, par de nombreux exemples, la persistance de l'ancien état de choses, malgré le dépeuplement rapide de l'île depuis une dizaine d'années. Les habitations, en dépit de leur orientation uniforme, flanquées de leurs appentis et de leurs granges, sont disposées en groupements désordonnés ; les chemins, distribués en éventail, s'amorcent dans les espaces étroits qui séparent les bâtiments. Le puits, préservé des vents et de la chaleur est commun, "boutin" suivant l'expression du pays, ainsi que le lavoir ou "douet" installé au creux du vallon.
Chaque village ou hameau a un "commun", dernier vestige des anciennes terres de vaine pâture, où pait le bétail de tous les habitants. L'élevage tient, en effet, une place importante dans la vie agricole de Belle-lÎe où l'on élève des chevaux entiers, du bétail de boucherie et des moutons. L'élevage en grand est impossible cause du morcellement de la propriété qui bannit l'usage des clôtures. L'agriculture tient une place prépondérante dans l'économie générale de l'île et ces agriculteurs ne se sont transformés en marins que le jour où l'inscription maritime est venue apporter à ceux qui vivraient de la mer une retraite assurée pour les vieux jours.
La vie maritime existe, en effet, à Belle-Île. Par les brumeuses matinées de septembre, les bateaux sont tous réunis au port ; arrondis ou planes de l'arrière, plats de varangues et robustes d'épaules, ils sont venus de Douarnenez, de Concarneau, de Guilvinec et d'Audierne. Les pêcheurs, vêtus de leur "ciré" jaune ou de leur "bleu", enveloppés de leur suroît rouge-brun, vont et viennent chargés du "bouteillon". Dans les barques, la voile de misaine repliée sur la bôme, forme une tente sous laquelle les marins peuvent dormir, et, des feux allumés à bord, montent des fumées transparentes dont la teinte bleue se confond avec celle des filets. C'est par ces jours de brume, ou par les jours de tempête où toutes les chaloupes sont venues se mettre à l'abri, qu'en peut le mieux se rendre compte de l'activité d'un petit port comme le Palais. Mais cette activité n'est due que dans de faibles proportions à la population autochtone. Tandis qu'à Sauzon, tous les pêcheurs sont bellîlois, au Palais ils sont presque tous étrangers à l'île ; en 1923, il n'y avait que 33 bateaux sardiniers montés par des habitants du pays. La pêche à la sardine est pratiquée de longue date. Les plus anciens documents qui concernent cette pêche nous sont fournis par les Archives de la Loire-Inférieure, dont les cartons contiennent une enquête au sujet des droits perçus par l'abbé de Sainte-Croix de Quimperlé sur les pêcheries de Belle-Île au XIII° siècle. Au cours de l'histoire, il est question de la pêche sardinière dans divers actes et plusieurs documents ; elle semble même avoir été assez florissante au XVIII° siècle. Complètement interrompue par les guerres de l'Empire, elle ne reprit que très lentement. Cette reprise date de 1845 environ, lorsque fut installée la première usine de sardines à l'huile. (Note de Katryne : celle de François Lucas) A Belle-Ile, on pêche exclusivement au filet droit, comme sur de nombreux points de la côte bretonne. Les pêcheurs, en effet, se sont refusés à utiliser les filets tournants et, pour éviter des troubles, on leur a donné raison. Ils ne veulent pas, par des pêches trop abondantes pratiquées avec un personnel réduit, ce qui entraînerait le chômage de nombreux pêcheurs, enrichir les capitalistes au détriment des prolétaires ; d'autre part, les filets tournants sont très coûteux et les petits patrons propriétaires de barques n'ont pas l'argent nécessaire pour en acheter.
La vente de la sardine est d'un rapport très irrégulier ; les prix subissent de fortes fluctuations dans une même journée, et le poisson qui se vendait jusqu'à 60 francs le mille a onze heures du matin, n'en vaut plus que 35 à 40, et parfois moins encore, vers la fin de l'après-midi des jours de pêche fructueuse. Cette oscillation des prix tient à ce que les usines qui établissent les cours exigent, pour les mettre en boîtes, des sardines absolument intactes, et la sardine est un poisson très délicat qu'il faut traiter dès qu'il est pêché. A Belle-Île, le produit brut de la pêche, qui se partage chaque semaine, est divisé en trois parts dont deux sont réservées au patron, propriétaire du bateau, qui fournit les filets, la rogue et tout le matériel. Le dernier tiers est divisé entre les hommes de l'équipage, y compris le patron qui touche aussi sa "part d'homme" égale aux autres. En 1923, d'après les évaluations du Bureau de l'lnscription maritime du Palais, le gain moyen d'un bateau par jour de pêche a été de 250 fr. D'après ces statistiques, un pêcheur gagnait en moyenne, 450 à 500 fr. par mois, et le gain brut moyen d'un patron aurait été de 8000 à 10000 fr. environ pour la saison, avec un voilier, de 15000 fr. avec un bateau à vapeur.
La pêche à la sardine ne peut pas, en général, suffire à nourrir toute une famille. La saison est relativement courte, et, pour peu qu'elle soit médiocre ou mauvaise, la misère ne tarde pas à faire son apparition pendant les longs mois de chômage. Les sardiniers se font alors dragueurs sur les fonds sableux, ou vont pêcher la langouste sur les basses rocheuses. Les mêmes équipages pratiquent souvent ainsi successive- ment toutes les pêches, exposant leur vie pour rapporter aux leurs un peu de pain. L'activité, interrompue pendant les mois les plus durs, reprend à partir de février avec la pêche du hareng, puis, vers le mois de mai, avec celle du merlan et du maquereau. Pendant quelques années, la pêche qui a donné les plus forts bénéfices a été celle des langoustes et des homards. L'exportation a commencé vers 1840 ; mais ces pêches étaient trop abondantes, aussi l'espèce tend-elle à disparaître des côtes de Belle-Île, comme en de nombreux points de la côte bretonne. La pêche est pratiquée sur les côtes à Ouest et au Sud par les pêcheurs- agriculteurs qui abritent leurs barques dans chacune de ces petites anses dont la tranquillité contraste avec l'agitation du large. Les crustacés sont vendus aux mareyeurs qui les expédient à Nantes et à Paris.
Aucun bateau de Belle-Île n'est armé pour la pêche du thon. Les Bellîlois ne pratiquent, en effet, que très rarement la pêche hauturière, et les beaux thonniers qui relàchent au Palais, avec leurs lignes qui se dressent de chaque côté du mât, comme de gracieuses antennes, viennent tous de Concarneau, de Groix ou de la Rivière d'Étel. lls ne mouillent au Palais que quand ils ont pêché dans les eaux de l'île, ou quand le vent leur est favorable et les pousse vers la rade, car la vente est meilleure dans un port comme Concarneau où les usines sont nombreuses et l'écoulement du poisson assuré.
Les Bellîlois sont de grands amateurs de la pêche à pied, pratiquée avec passion et une inlassable sagacité par tous les habitants et surtout ceux des ports, pêcheurs, paysans et bourgeois, pendant la période des vives eaux, et surtout à l'époque des grandes marées d'équinoxe qui laissent à découvert, à mer basse, d'immenses espaces généralement inexplorés et ramènent, avec la montée du flot, une faune qui n'apparaît pas, en général, dans la zone de marnage. Le plus beau produit de cette pêche, et le plus apprécié, est le congre, très commun à Belle-Ile, mais on récolte surtout de petits crabes, des palourdes, des bigorneaux, des clovisses et des pétoncles. Chacun garde sa récolte pour ses besoins personnels, très peu en est vendue.
Du produit des divers genres de pêche pratiqués à Belle-Île, une faible part est consommée sur place. A l'exception de la sardine, presque tout le poisson est acheté par les mareyeurs qui traitent directement avec les pêcheurs ou achètent par lots, à la criée, la cargaison des bateaux. Mais les mareyeurs, très mal placés pour l'expédition du poisson, ne peuvent pas soutenir la concurrence de leurs collègues du littoral. La principale industrie dérivée de la pêche à Belle-Île, est, comme sur toute la côte méridionale de la Bretagne, l'industrie sardinière, dont l'activité diminue cependant depuis quelques années d'une façon sensible. Vers la fin du siècle dernier, il y avait dix usines au Palais, et trois à Sauzon ; dès 1906, il n'en restait plus que cinq au Palais et deux à Sauzon. Depuis lors, de nouvelles "confiseries" ont encore disparu, et on n'en compte plus que quatre au Palais, et une à Sauzon. Toutes ces usines pratiquent en même temps la conserve du thon et du petit maquereau mais aucune n'y joint la conserve des légumes, la culture des légumes frais étant très peu développée à Belle-Île.
Les causes qui diminuent l'activité de cette industrie sont les mêmes que partout ailleurs : droits sur les sels, droits sur les huiles, concurrence étrangère comme celle du Portugal. Mais à Belle-Île, il faut y joindre la difficulté des communications, qui augmente les frais de transport, et la rareté de la main-d'œuvre qu'on fait venir du continent. L'industrie sardinière est soumise d'ailleurs à tous les aléas de la pêche et, quand elle n'est pas étayée par celle des conserves de légumes, les années de crise entraînent presque fatalement la fermeture d'usines qui ne peuvent plus suffire à l'entretien du personnel et du matériel. Les autres industries annexes de la pêche, à l'exception d'une fabrique d'engrais qui utilise les déchets de sardines, se rapportent toutes à la construction des bateaux et à leur gréement. Il y a, en effet, un chantier de constructions navales où l'on ne construit guère que des bateaux de pêche, thonniers, sardiniers ou sloops destinés au cabotage, et une ou deux fabriques de cordages.
La population autochtone, essentiellement rurale, de l'île, a cependant toujours fourni des contingents à la marine. Même quand les pêcheurs étaient, à Belle-Île, encore plus rares qu'aujourd'hui, il y avait des navigateurs au long cours, des caboteurs, et surtout des pilotes. Les pilotes du Palais et de Sauzon, qui font leur apprentissage sur les bateaux pilotes de Saint-Nazaire sont, encore aujourd'hui, parmi les meilleurs du Morbraz.
La vie maritime donne donc une grande animation à la rade du Palais, surtout pendant la saison de pêche, où parfois près de 200 sardiniers, venus de tous les points de la côte, se réunissent dans le port. En 1921, le mouvement du port du Palais a été : à l'entrée, 9612 t. 64 ; à la sortie, 9317 t. 40; le tonnage total des bateaux de pêche a été, pour cette période, de 26 378 t. dont 18 466 t. pour le trimestre de juillet à octobre, époque de la plus grande activité de la pêche sardinière.
La vie de la mer et la vie des champs ont, comme presque partout sur les côtes méridionales de la Bretagne, marqué de leur double empreinte le caractère et les mœurs des habitants de Belle-Île. Si, en effet, la vie agricole et la vie maritime constituent deux types d'économie tout à fait distincts, elles se pénètrent néanmoins et sont, pour ainsi dire, fonction l'une de l'autre. La zone d'extension de la culture du froment, pour ne citer qu'un exemple, dépend étroitement, sur le littoral armoricain, de la zone d'extension du varech et des autres engrais marins ; et les genres de pêche pratiqués dans les mers bretonnes, sont, en grande partie, déterminés par la mentalité même des pêcheurs qui souvent possèdent un champ et qui sont attachés à leur côte et à leur petit port, comme le paysan a son lopin de terre et à son clocher. La superficie de Belle-Île, beaucoup plus considérable que celle des autres îles bretonnes, favorise le développement d'une vie rurale et d'une vie maritime suffisamment actives pour qu'en puisse distinguer, parmi les habitants, trois groupes de population nettement déterminés : les paysans, les marins agriculteurs et les pêcheurs prolétaires.
Primitivement, les Bellîlois étaient tous, à l'exception de quelques bourgeois réunis au Palais, des paysans qui vivaient à peu près exclusivement des produits de leur sol. D'après les documents qu'en possède, Belle-Île, avant 1766, ne peut être classée dans la catégorie des domaines congéables ; les cultivateurs, simples métayers, n'étaient pas possesseurs des "édifices et superfices". L'activité agricole était tout à fait insuffisante et, au début du XVIII° siècle, l'île fut menacée d'un dépeuplement rapide. D'Alion, commissaire des guerres à Belle-Île, suivant l'esprit de son époque, préconisait l'afféagement de l'île pour remédier ce dépeuplement et la trop faible activité de l'agriculture. L'autorisation afféager l'île fut accordée par le roi aux États de Bretagne en 1759, mais l'île fut occupée par les Anglais de 1761 à 1763 et le projet de D'Alion ne fut exécuté qu'en 1766. L'île fut ainsi partagée entre 37 familles d'anciens colons, 108 familles de gourdiecs ou journaliers et 78 familles d'Acadiens. Ces Acadiens, d'origine normande, chassés du Canada pendant la guerre de Sept Ans, se virent accorder par les États de Bretagne comme aux familles bellîloises l'emplacement nécessaire aux maisons, granges, étables, aires et chemins, environ 20 journaux de terres labourables avec des quantités proportionnelles dans les prairies, pâturages, landes et terres vagues qui se trouveront à proximité. Quelques-unes de ces familles retournèrent en Amérique. Quant aux autres, elles s'assimilèrent très vite et se confondent absolument aujourd'hui avec les anciens Bellîlois. Toutes ces familles furent distribuées ainsi : 124 familles au Palais, 192 à Bangor, 106 à Sauzon et 139 à Locmaria. Les terres concédées comprenaient après l'état dressé en 1771 :
en journaux | Terre labourable | Prairies | Pâtures | Landes |
Le Palais | 1757 | 80 | 225 | 485 |
Bangor | 2258 | 76 | 253 | 659 |
Sauzon | 1912 | 60 | 215 | 634 |
Locmaria | 2283 | 112 | 259 | 525 |
Ces tenures, où tous les types de terrain étaient représentés, étaient donc dès lors marquées du trait caractéristique de la propriété rurale en Bretagne Malgré sa faible vitalité économique, la classe rurale est toujours aussi développée à Belle-Île où elle constitue le fond de la population autochtone. L'inscription maritime, comme sur les côtes du continent, est venue modifïer la mentalité des habitants et a contribué à la formation de la classe des marins et des pêcheurs-agriculteurs. Il y a dans l'île environ 1200 inscrits dont en moyenne 600 pêcheurs de pêche côtière. Mais la plupart de ces pêcheurs sont aussi des agriculteurs qui sortent en mer le nombre de jours indispensable pour ne pas faire désarmer leur bateau et pour ne pas être rayés des rôles de pêche. Ces pêcheurs sont des terriens par le champ qu'ils possèdent et par la petite maison qui représente le foyer et dont ils sont propriétaires. Après quelques années de service dans la marine marchande ou la marine d'État, ils rentrent au pays pour finir les 300 mois de navigation qui donnent droit à la retraite.
Les pêcheurs de sardines sont, comme presque partout, de véritables prolétaires qui vivent dans les petits centres urbains ou dans les bourgs où ils ne possèdent pas de champ et la pêche est leur unique ressource. Ils viennent presque tous des ports du continent et s'installent au Palais pendant la saison de pêche.
Les habitants de l'île vivent par hameaux de cinq ou six feux, en petits groupes isolés les uns des autres. Les anciennes limites paroissiales ont servi de cadre aux divisions administratives actuelles et la commune garde à peu près complètement les contours des paroisses marqués sur les anciennes cartes. Chacune de ces communes constitue un tout indépendant qui vit, malgré l'étroitesse des cadres de l'île, de sa vie propre, isolée de la commune voisine. Les échanges de l'une à l'autre sont relativement rares et ce particularisme local, extrêmement curieux dans une île de superficie aussi restreinte, semble avoir toujours existé. A Locmaria, il y a moins de terres incultes que dans les autres communes, ce qui tient vraisemblablement à ce que cette extrémité de l'île est plus à l'abri des vents d'Ouest. Il y a moins de pêcheurs également, car les côtes, plus abruptes vers le Sud de l'île, sont moins découpées et présentent moins de petits ports d'échouage. Locmaria ne donne guère à la mer que des pilotes, et il y a donc beaucoup de marins retraités qui cultivent leurs champs, mais peu de pêcheurs-agriculteurs. A Bangor et Sauzon, au contraire, malgré les dangereux écueils de la Côte Sauvage, les pêcheurs sont nombreux à cause des anses et des rias qui découpent la côte et aussi parce que les hauts fonds, tapissés d'algues, constituent excellentes "tâches" de pêche.
Les conditions de vie sont un peu différentes dans la commune du Palais. La petite ville, où vit une bourgeoisie d'officiers et de capitaines au long cours retraités, a, en effet, une activité suffisante pour exercer une attraction sur la population de l'île qui tend à se condenser aux abords du port et du marché principal. Le Palais a, de tout temps, joué le rôle de petite capitale et les habitants des autres communes même se concentrent aux confins de son territoire.
Belle-Île, comme toutes les îles en bordure des continents, a subi les contre-coups des déplacements humains et des luttes dont la péninsule armoricaine et les pays de la Loire ont été le théâtre. Les guerres, les émigrations, ont eu pour résultat un grand mélange des races et la population bellîloise était hétérogène à l'origine. Mais les éléments variés de la population ont fusionné d'une manière très rapide et très complète. Malgré la complexité de leurs origines, les habitants de Belle-Île ont donc, dans leur ensemble, des traits communs de caractère. Moins fermés, moins méfiants, beaucoup moins repliés sur eux-mêmes que les populations du continent, ils ont une nature ouverte et un caractère aimable, dont certains traits rappellent les paysans de la Loire ; les Bellîlois sont d'ailleurs en rapports constants avec le pays nantais. Mais à leur spontanéité, ils joignent, pour la plupart, la gravité des populations armoricaines et la force morale des peuples de marins.
Malheureusement, Belle-Île, contrairement aux autres îles bretonnes, se dépeuple avec rapidité. Alors que la population de l'île de Batz atteint encore 417 hab. au km2, celle de Groix 361 et celle de Bréhat 316, la commune la plus peuplée de Belle-Île n'en compte plus que 166 au km2 ; Locmaria en a 63, Sauzon 57 et Bangor 48. Jusqu'en 1872, comme dans la plus grande partie de la France, le chiffre de la population avait rapidement augmenté et il s'était maintenu jusqu'en 1891. Cette augmentation pouvait être attribuée à l'essor de l'industrie sardinière. Mais les périodes de crise ont entraîné la fermeture d'usines et l'exode d'ouvriers sardiniers ; plusieurs familles de pêcheurs ont suivi ce mouvement d'émigration. A Belle-Île, les paysans constituent le fond de la population et, comme presque partout en France, ils ne tiennent pas à avoir des familles nombreuses. Sur 318 familles à Sauzon, on peut compter que la moitié n'a qu'un ou deux enfants. Il n'y a qu'une seule famille de dix enfants en bas âge et trois de six enfants ; aussi le nombre des décès est-il en excédent sur celui des naissances dans toutes les communes.
Les conditions de vie humaine qui ont présidé à la condensation des populations dans les îles côtières qui, depuis Groix jusqu'à Bréhat, jalonnent le littoral armoricain, ont donc été différentes pour Belle-Île, plus éloignée des côtes et surtout plus étendue. Si la population n'est pas aussi dense ici que dans les autres îles bretonnes et si elle diminue rapidement, c'est parce que les Bellîlois sont des agriculteurs et que la mise en valeur de leurs champs trop petits ne nécessite pas un grand nombre de bras. Dans une région où le morcellement de la propriété est déjà poussé au dernier degré, ils ne tiennent à pas voir s'émietter leur héritage. Si la pêche était à peu près l'unique source de revenus et si les Bellîlois pratiquaient la pêche hauturière, le dépeuplement serait peut-être moins rapide. Les pêcheurs, en effet, et surtout les patrons de barques n'hésitent généralement pas à avoir des enfants qui apportent au père le secours de leurs bras, évitant ainsi les frais d'un équipage. De cet état d'esprit semble témoigner le nom de certaines barques : "Les cinq frères" "Trois frères et une soeur" "Un père et ses fils".
Mais ces pêcheurs sont une minorité. Les familles nombreuses se font de plus en plus rares et cette diminution de la natalité, bien plus encore que l'émigration est la cause du dépeuplement. Belle-Île, terre au relief mort, plateau tabulaire aux vallées trop larges où ne vit plus aucun cours d'eau, voit disparaître peu à peu ses habitants qui la quittent ou qui meurent.
MARCELLE BRESSON
In: Annales de Géographie, t. 33, n°184, 1924. pp. 336-351