J'ai un quart d'ascendance bretonne, essentiellement à Belle-Île-en-Mer. Je voulais savoir pourquoi toutes les maisons des villages bellilois (on dit pas hameau là-bas) se ressemblent et pourquoi un grand nombre d'entr'elles datent de 1766, et pourquoi elles ont été construites selon une norme qui s'appliquera jusqu'à la fin du XIXe siècle.. J'ai trouvé des photos, des clichés de Google Street view, des cartes postales anciennes, même une gravure.
Et la réponse habituelle, tient en un mot : afféagement. Et même parfois, abusivement, "afféagement des Acadiens". Ça nous avance pas, hein !
La guerre de 7 ans, que l'on date de 1756 à 1763 et qualifie de premier conflit mondial, s'est terminée par la perte quasi totale du premier empire colonial français. Nous avons d'un côté la France et l'Autriche, de l'autre l'Angleterre et la Prusse. Quant à la Russie, elle fera comme dab : se retirer du conflit dès que ça chauffe un peu trop .
En Amérique, les hostilités n'avaient pas attendu le top départ de 1756 en Europe. En fait, le conflit anglo-français ne s'était jamais apaisé depuis le traité d'Utrecht, mais en 1755, le gouverneur Lawrence de la Nouvelle-Écosse, britannique depuis 1713, décide de régler définitivement le sort des Acadiens, ces Français qui s'entêtent à conserver la religion catholique, à parler français, refusent de prêter allégeance au roi d'Angleterre et donc de servir de chair à canon dans l'armée britannique. C'est l'épisode dramatique du Grand dérangement, qui verra la déportation et la dissémination de 10.000 personnes.
Pendant ce temps là, sur le théâtre des opérations européen, l'Angleterre occupe Belle-Île-en-Mer de 1761 à 1763.
À l’issue de l’occupation anglaise en 1763, l’île est dans une situation catastrophique engendrée par le blocus, les prélèvements effectués sur les hommes et les subsistances, le pillage et les dévastations. Près d’un quart des villages est détruit, 60 % des bâtiments d’exploitation sont hors d’usage, les habitants ont perdu leurs instruments de culture et leur cheptel, une partie d’entre eux s’est réfugiée sur le continent. (Les îles bretonnes par Karine Salomé, 2003)
L'afféagement de Belle-Ile était déjà un projet de Louis XV quelques années avant la guerre de 7 ans et l'occupation anglaise. Toute l'île relevait directement du domaine royal depuis 1719.
À Belle-Isle, l'agriculture est victime du morcellement des terres entre les paysans, locataires héréditaires selon le droit coutumier. Une réforme est suggérée aux états dès 1751 par le procureur local, Mr. de Kermarquer. En 1752, le commissaire des guerres Porée d'Alion adresse un Mémoire au Roi, servant à faire connaître l'utilité d'afféager les terrains et bâtiments de son domaine de Belle-Isle-en-Mer. En 1759, les commissaires du roi retirent l'administration de l'île aux fermiers généraux et la confient aux États de Bretagne, autorisés à pratiquer l'afféagement, sous réserve d'approbation par arrêt royal...La réalisation de ce projet est interrompue par la prise de Belle-Isle par les Anglais en juin 1761. En octobre 1763, dans le cadre de la remise en valeur de Belle-Isle-en-Mer, les États de Bretagne proposent d'établir, dans le cadre d'un afféagement total de l' île, des familles acadiennes revenues de Grande Bretagne, en attente à Morlaix et St-Malo depuis le début de l'été. (http://sitelimafox.free.fr/qs/acad02.html)
Tous les textes que je lis se répètent les uns les autres et racontent que l'afféagement était une innovation dans cette France encore féodale, car pour la première fois, ceux qui travaillent effectivement la terre en deviennent pleinement propriétaires, que ce bien était transmissible aux héritiers, qu'il pouvait être vendu etc, le tout explicité en détail par le fait que Louis XV était un monarque éclairé au siècle des Lumières. (a parte : éclairé ...lumières, ah ah ah) et que les prémices de la Révolution étaient là.
Mais ce n'est pas ce que j'y vois, moi, de par la définition de l'afféagement, qui pourrait s'apparenter à un bail emphytéotique sans fin de bail. Nous sommes en pays féodal et le "propriétaire" de toutes les terres de France, in fine, c'est le roi, et encore plus à Belle-Île qui appartient au domaine royal, sans seigneur intermédiaire. Et les afféagistes doivent payer une redevance, qui s'apparente à un loyer, pas à un impôt. L'afféagement est une pratique légale exclusivement bretonne, et qui existait déjà de longue date. Ce n'est pas de la propriété et ce n'est pas une innovation.
Afféagement : Acte qui consiste à transformer une tenure en censive (voir ce mot), donc à détacher des terres d’un fief. Le seigneur, en afféageant ses terres, va s’assurer un revenu qu’il juge avantageux pour lui (cens et rente fixe) mais en contrepartie il va abandonner au tenancier la possession de la terre à titre perpétuel et héréditaire. Le féager pourra exploiter alors librement sa tenure sans risque d’expulsion comme le fermier à la fin de son bail, l’aliéner librement (mais parfois sous certaines conditions). Toutefois il restera soumis au cens, au surcens, aux dîmes et aux services seigneuriaux. En résumé, on peut dire, qu’en afféageant le seigneur cède ses droits en tant que seigneur foncier, mais qu’il garde ses droits en tant que seigneur banal ou seigneur justicier, c’est à dire ses droits de puissance publique. La reconnaissance des droits conservés se fera à travers l’aveu (voir ce mot) et le paiement du cens.
Aveu : Description d’un fief qu’un vassal doit remettre à son suzerain quarante jours après lui avoir rendu «foi et hommage».
Censive : Redevance annuelle en argent ou en nature payée pour une terre.
In Mémoires et photos de Moëlan (http://memoiresetphotos.free.fr/Lexiques/Lexique.html)
Action de donner ou de prendre en bail emphytéotique, généralement appliquée aux terres incultes.
L'afféagement était employé surtout pour les terres incultes.— Pierre Lefeuvre, Les communs en Bretagne à la fin de l'ancien régime (1667-1789)
L'afféagement est un droit féodal qui consiste à démembrer un fief en lui soustrayant des terres dont le preneur doit payer le cens en nature ou en argent. Ce droit permet au moment des grands progrès agricoles du XVIIIe siècle de mettre en valeur les terres incultes. Les prix agricoles étant alors élevés, l'opération est d'un bon rapport. Les paysans y sont très hostiles car ils perdent ainsi des terres où ils pratiquent la vaine pâture ; par contre les bourgeois sont preneurs avec leurs fermiers ou leurs métayers.
Alors propriétaires ou locataires, les afféagistes (ou afféagers) ? Et avec la Révolution, sont-ils devenus effectivement propriétaires, au sens moderne du terme ?
L'île sera divisée entre 375 familles belliloises, 78 familles acadiennes et 108 "gourdiecs", qui sont des journaliers, ouvriers ou marins possédant une petite terre. L'afféagement prévoit pour chaque bénéficiaire qu'il soit bellilois ou acadien, la distribution de concessions assorties de la propriété de la terre et la liberté d'y cultiver ce que bon lui semble. Le lot attribué aux Acadiens comprenant une maison, une grange, une aire et un chemin, environ 20 journaux de terres labourables, des portions de landes et la remise de toutes redevances pendant cinq ans, c'est-à-dire jusqu'en 1770.
La conséquence la plus spectaculaire de l'afféagement fut la reconstruction de l'habitat rural que l'occupation anglaise avait en grande partie détruit.
Grâce à cette opération, la reconstruction des maisons va se faire selon des normes qui demeureront la règle pendant tout le XlXe siècle, donnant à Belle-Île une charmante unité.
Les règlements de construction édictés en 1765 prévoyaient de petites maisons aux ouvertures étroites et aux murs épais. Le logement est constitué d'une chambre ou de deux, ayant un grenier au-dessus. Mais il fut dessiné de nombreuses variantes, dont certaines comprenant un étage de chambres. De nos jours, de nombreuses maisons de ce type existent encore, parfois modifiées, mais bien reconnaissables par leurs normes particulières, témoins tangibles de cette importante époque.
Jean-Marie Fonteneau - Les Acadiens de Belle-île-en-Mer
Les plans de construction sont réglementés, par les états de Bretagne, avec une très grande précision. Ces plans sont valables pour tous les afféagistes, qu'ils soient anciens colons, gourdiecs ou Acadiens, de sorte que les constructions qui subsistent aujourd'hui ne doivent pas être considérées comme maisons acadiennes, mais comme maisons belliloises de l'époque des afféagements. Les constructions d'après le plan type de 1765 seront suivies jusqu'à la fin du siècle.
Dans la description de ce plan tout est exactement précisé.
"Le logement est constitué d'une chambre ou de deux, ayant un grenier au-dessus ; chaque chambre au-dedans est de la longueur de 18 pieds et de la largeur de 14 sur 5 pieds et demi d'étage (1,81m). Les pignons sont de la hauteur de 17 pieds (6,60m) ayant 2 pieds d'épaisseur (0,66m). Les murs de côtés ou longères ont de hauteur 7 pieds et demi (2,45m), de longueur 22 pieds en dehors (7,26m) et ont la même épaisseur que les pignons la couverture a 9 pieds et demi de haut." D'autre part, les maisons ont "un transport ou petit corridor qui sépare ce logement, ce transport a de largeur 3 pieds et demi les murs qui forment la séparation ont un pied d'épaisseur. L'ouverture des portes d'un logement a de haut 5 pieds 4 pouces (1,75m) et 3 pieds en largeur (1 mètre), chaque fenêtre a vingt pouces de large (0.55m)".
Ce sont de petites maisons de 27mètres carrés, avec des ouvertures basses et étroites, un volume de toit plus important que celui de l'habitat. Le plafond étant à 1,80m du sol seulement. Les murs sont très épais, sans doute parce qu'ils sont construits avec un matériau médiocre, le schiste friable extrait des carrières de l'île.
Cependant, certaines constructions bénéficieront de proportions légèrement différentes. Ainsi, sur le contrat d'afféagement de Félix Boudrot, famille n°50 à Borderun, il est stipulé que la chambre basse mesurerait 22 pieds de long sur 15 de large en-dedans, soit une surface de 36 mètres carrés.
Jean-Marie Fonteneau - Les Acadiens citoyens de l'Atlantique"